Entretien de VINCENT LECOMTE

A VIF. DANS LE BESTIAIRE DE FLORIAN POULIN

Exposition monographique "BÊLIK IncarnationS"

"A vif. Dans le bestiaire de Florian Poulin 

 

 Les sculptures de Florian Poulin forment une meute de bêtes métalliques, aussi inquiétantes que familières. La fréquentation de cette énergie à peine contenue donne l’impression de se confronter, à nouveau ou enfin, aux existences étranges qui peuplent un imaginaire bien plus ancien que nous, mais dont nous sommes irrémédiablement les héritiers. Par-delà le cheminement dans ce qui ressemble au paysage tourmenté des tréfonds de l’artiste, cette galerie de chimères belliqueuses, figées dans le mouvement d’un combat toujours vif, paraît dessiner la silhouette d’une présence connue.

 

D’où provient ce bestiaire ? Comment est-il né ? De quoi ou de qui est-il l’incarnation ? Semblant inscrit dans une filiation figurale, contribue-t-il à faire le portrait d’une prédation humaine insatiable ? Et côtoyer ces hybrides conduit-il vers d’autres possibles, apaisés ?

 

Florian Poulin, à travers cet échange, nous permet d’entrer dans la forge de ces icônes en volume, de donner corps à certaines réponses et d’ouvrir d’autres espaces de réflexion.

 

Vincent Lecomte: Le métal est l’un de tes matériaux de prédilection. Cela a-t-il toujours été le cas ?

Florian Poulin : Tout d’abord, vers 2015, le métal, pourtant présent dans mes œuvres, était invisible. Je ne l’utilisais que pour renforcer mes sculptures. Je demandais alors à François, serrurier-métallier, de m’aider à souder entre elles les différentes parties d’un squelette rigide qui disparaissait ensuite, recouvert par la résine époxy. Puis Nouri, un ami garagiste, m’a appris à souder ; François, fidèle compagnon de route, n’est jamais très loin, et est toujours de bon conseil. C’est à ce moment-là que j’ai compris l’importance pour moi de ce matériau. Aujourd’hui, je n’utilise presque plus la résine et c’est le métal qui est devenu pour ainsi dire le matériau de mon œuvre.

VL: Quel rapport as-tu avec ces pièces parfois monumentales, pesantes ? La réalisation de ces pièces demande une forte implication du corps. Comment vis-tu cela ?

FP : Avec le métal, les grands volumes vont de pair avec un poids conséquent. Leur manipulation implique un maniement parfois difficile. C’est un contrat physique et moral que je signe volontiers avec la matière. Mais je ne me laisse pas faire, cette matière je la transporte et la transforme, je tente de la maîtriser, tout en acceptant qu’elle puisse à tout moment prendre le dessus. Et c’est d’ailleurs la première raison pour laquelle je l’utilise. Je suis tenu de trouver l’équilibre physique nécessaire, en fonction du centre de gravité de la sculpture, et ce, du début de la réalisation jusqu’à son achèvement. Dans ce duo que nous formons avec la sculpture, je suis le seul à danser. Elle impose à mon corps son mouvement. Car se confronter à une pièce lourde emporte le corps en entier. Elle interroge mes limites musculaires et la force de mon engagement. Elle vient me chercher dans mon intimité, dans mon égo, dans ma pudeur, c’est un dialogue sans aucune langue de bois. Ces volumes peuvent me mettre en difficulté, mais je cherche constamment à comprendre pourquoi. Il n’y a pas toujours de réponse. Qui plus est, cette réponse n’est pas indispensable.

VL : En quoi ce caractère inaltérable est-il pour toi essentiel ?

FP : Le bronze, notamment, matériau auquel je me mesure depuis quelque temps, est lourd, dur, solide ; il est le produit « définitif » du combat entre la main aventurière de l’artiste et le feu maîtrisé par l’artisan. Par ailleurs, la question de la trace, réelle, palpable, est pour moi centrale. Le bronze est une présence unique ; son altérité radicale est précieuse. Toutefois, si une sculpture en métal semble inaltérable voire éternelle, surtout à l’échelle d’une vie, elle peut toujours être refondue. Nous vivons dans une ère où tout se dématérialise et se réplique. La subtilité et la nuance sont évacuées, dissoutes dans cette gigantesque machine à classer et à archiver. Contrairement aux sculptures en résine, les sculptures en métal confrontent à une certaine réalité de la matière et des choses : avec celle-ci on ne triche pas.

"Mue" - Sculpture en bronze oxydé (2023) Florian Poulin
"Mue" - Sculpture en bronze oxydé (2023) Florian Poulin

VL : Pourquoi le bronze ? Comment as-tu rencontré ce matériau ?

 

FP : Le bronze, alliage de cuivre et d’étain, utilisé depuis fort longtemps – on en trouve datant de 3000 ans avant Jésus-Christ – est l’un des matériaux ancestraux de la sculpture. C’est aussi une matière recyclable. Par ailleurs, pour un artiste contemporain, c’est aussi une façon de perpétuer un procédé qui n’a presque pas changé. L’œil fasciné du jeune lycéen découvrant les œuvres de Rodin, Claudel, Giacometti ou Richier, percevait déjà le travail du bronze comme l’aboutissement d’un savoir-faire auquel nombre de sculpteurs rêvaient de se confronter un jour. L’aspect « figé » me rassure ; je ne saurais pas l’expliquer… C’est comme si l’œuvre coulée dans le bronze me disait « voilà, j’existe à jamais » et qu’elle ajoutait : « à présent, je ne te manquerai plus ». En effet, l’angoisse qui accompagne la création est celle d’oublier l’idée initiale ou le premier désir à assouvir. Que l’acte détruise l’intention, que le temps de la réalisation, les concessions qu’elle impose anéantisse une part de ce qui m’habitait. La sculpture réalisée, elle, ne peut plus me manquer.

 

VL : Le dessin a-t-il une place importante dans ton cheminement ?

 

FP : Aujourd’hui je dessine peu. Cependant, le dessin me permet de donner une direction à une envie, à une intuition. Il est un pense-bête, un garde-fou vite abandonné tant le passage à la sculpture s’impose rapidement. L’étape du dessin à la main me contient et me rassure, mais l’étape de la mise en volume dans l’espace me fait lâcher prise et me libère : c’est le moment où je peux enfin voir ce qui va se passer réellement. J’ai l’impression d’orchestrer ma propre mise à nu.

 

VL : La conception de ces pièces exige de suivre un processus rigoureux aux multiples étapes. Comment, précisément, celles-ci se déroulent-elles ?

 

FP : Je produis d’abord mes sculptures en cire dans mon atelier. Puis je me rends à la fonderie d’Art, j’y fais le montage de la « grappe de cire ». Cette étape consiste à raccorder, ramifier les sculptures entre elles afin de procéder à une seule fonte. Les artisans prennent alors les opérations en main : le cylindre métallique dans lequel est logée l’ensemble de la forme en cire est rempli de plâtre, par injection. Ce cylindre est ensuite retourné, puis placé dans un four plusieurs jours durant. La cire en fondant laissera ainsi l’empreinte en négatif de mes sculptures. Le vide créé sera comblé par la matière en fusion. Enfin, les artisans versent le bronze en fusion dans le moule.

 

 

Fonderie d'art / Florian Poulin
Fonderie d'art / Florian Poulin
Fonderie d'art / Florian Poulin
Fonderie d'art / Florian Poulin

VL : Quelle relation as-tu établie avec les personnes qui participent aux dernières étapes de l’acte créatif ?

 

FP : Je suis parfaitement en confiance avec ces professionnels. Je songe notamment à Hisham, la personne avec laquelle je passe toute la journée dans la fonderie. Il me conseille dans la conception de la « grappe » en cire et valide le montage avant de l’immerger dans le plâtre sous pression. C’est une relation complice avec un homme sensible, aux intentions et aux attentes de l’artiste, mais qui ne perd jamais de vue son objectif : la réussite technique. Il intervient à une étape clef puisqu’il est le dernier à manipuler les cires avant la coulée.

 

VL : Pour tes dernières réalisations, tu as tenu à ce que les fondeurs de l’établissement « Barthélémy Art » à Crest laissent le résultat de la fonte le plus brut possible, qu’ils ne découpent pas les « ponts de coulée » entre les différents éléments, ni qu’ils ne sablent le bronze. Pourquoi tiens-tu à conserver ce que certains nommeraient des « défauts » et dont ils voudraient se débarrasser ?

 

FP : J’ai d’abord expliqué aux responsables de la fonderie que je souhaitais assister aux étapes que je suis obligé de déléguer, notamment le retrait du plâtre et la coulée. Loin de vouloir surveiller des personnes qualifiées dont j’admire le travail, c’est pour moi essentiel et émouvant d’être là lors de la naissance de l’œuvre unique. Puis, je leur ai dit que je souhaitais stopper le travail des artisans le plus tôt possible, juste après cette coulée. Au départ, ces professionnels, qualifiés et exigeants, habitués à faire disparaître toute trace de montage ou de plâtre, ont été surpris. Pour eux, il s’agissait de produire des pièces indépendantes, sans aucun défaut, de la manière dont cela se pratique depuis des siècles.

 

Pour moi cela ne fait aucun doute que le volume en bronze resté « brut de fonderie » constitue une sculpture en soi. N’étant pas découpé, il laisse apparaître le cheminement du métal liquide, tout le processus de fabrication. Les couleurs sont brutes elles aussi ; ce sont celles du bronze qui a chauffé au fond du moule : violet, bleu, or… Je ne recours pas non plus au sablage, au ciselage, à la patine, qui visent à cacher ce qui s’est passé dans le moule et semblent offrir une image préconçue de ce qu’est le produit de la fonte. J’ai voulu garder ce qui s’est écrit comme cela s’est écrit.

 

Pour avoir posé la question aux artisans de cette fonderie, aucun artiste ne procède ainsi chez eux. C’est en ce sens aussi que je me considère comme un plasticien et pas uniquement comme un sculpteur. Refusant ce que je conçois comme une forme d’asepsie, je donne toute sa place à la vérité matérielle. Je ne cherche pas à séduire.

 

VL : Comment vis-tu la présence du feu, le danger, la forte chaleur… ?

FP : Dans mon travail, le feu est présent de deux façons. D’abord, lorsque je soude les sculptures, l’arc électrique vient avec précision et intensité faire chauffer le métal. Je perçois l’œuvre du feu d’une part, à travers la lunette de la cagoule de protection, dans le jeu des éclats luminescents, d’autre part, dans les projections furtives de métal en fusion qui peuvent brûler certaines parties de mon corps. J’en garde régulièrement quelques cicatrices.

Ensuite, lors de la coulée de bronze, à grand regret, je ne suis plus que le spectateur. Malgré tout, si par instinct de sécurité je me tiens à une distance raisonnable, je m’approche le plus possible pour sentir la chaleur du bronze en fusion, voir cette lave éphémère, entendre le crépitement du métal en fusion. Pour moi, c’est un chant apaisant qui vient confirmer la vie de la matière. Je ressens le besoin d’être plus que le témoin de cet instant charnière ; je voudrais vivre de l’intérieur la circulation de la matière dans les cavités du moule. Être dedans. Connaître au plus près l’aboutissement. Mais, à même le regard et la réaction de ma peau, les poils qui s’hérissent, je me sens en empathie avec l’œuvre qui va naître. Je tiens par-dessus tout à ces seuls contacts physiques qui subsistent face à la matière en feu.

VL : Tu sembles insérer dans tes sculptures des éléments ayant eu une vie antérieure. Dans l’une de tes dernières œuvres, que tu as intitulé Entre-deux, il s’agit de plaques de diverses tailles entièrement perforées. Ailleurs, comme dans Monologue (2021), on trouve notamment des vis. D’où proviennent ces éléments ? Qu’apporte à tes volumes cet acte de remploi ?

FP : Je travaille souvent avec de la matière de récupération, des vis, des morceaux de tôles…, des objets de toutes tailles issus d’usines ou de garages automobiles. Si je choisis ces pièces pour leur matière et leur potentiel esthétique, plus qu’à leur première vie ou à leur fonction initiale, je m’attache aux personnes qui me donnent accès à elles. Et, dans cette démarche, la chronologie est importante : je ne cherche les matériaux qu’après avoir ébauché le projet. Je ne conçois jamais une sculpture d’après des éléments que j’aurais récupérés suite à une quelconque opportunité. Le travail de quête, et d’enquête, mais aussi les rencontres qu’elles occasionnent, participent pleinement de la période préparatoire d’un nouveau projet.

VL : Et que représentent pour toi ces tiges qui tantôt prolongent les corps tantôt les pourfendent ?

 

FP : Elles permettent des mises en tensions et participent à la dynamique du mouvement. Ce sont comme des tendons imaginaires mais nécessaires à la lecture de l’œuvre, venus notamment étirer une peau à l’extrême.

 

VL : Que signifie pour toi « réaliser » des êtres en métal ? Qu’ont-ils de singulier du fait de cette constitution ?

 

FP : Les artisans du métal disent qu’il est une matière « vivante » parce qu’il se travaille, qu’il s’étire, se repousse, s’emboutit, se marque, se raie, se déchire, se ressoude, se transperce… Pour moi, il offre surtout cette possibilité exclusive de figer de manière radicale, puissante, la fragilité du vivant. Le métal est une chair qui lorsqu’elle se refroidit se rigidifie. C’est pour moi plus qu’un symbole, c’est l’incarnation d’une réalité affective qui nous touche tous.

 

VL : Plus qu’à des animaux, nous avons l’impression d’avoir affaire à des bêtes, dans un sens presque ancestral, mêlant fascination, crainte, rejet… Es-tu d’accord avec cette affirmation ?

 

FP : Mon bestiaire est d’abord constitué d’êtres vivants qui nous sont familiers et que j’ai fréquentés dès mon plus jeune âge : le loup, ou la louve, le singe… l’homme. De façon récurrente, l’image de ces animaux a largement été façonnée par la culture, qu’elle soit érudite ou populaire. Croyances, mythes ou légendes, et autres formes de récits, comme peuvent aussi en forger les sciences humaines, convoquent des bestiaires dans lesquels prennent place le polymorphe, la métamorphose, l’étrange et l’étranger, l’inconnu, l’indéterminé… Depuis toujours, des histoires transmises par oral et par écrit, tissent une filiation hybride. Ces créatures qui semblent atemporelles invitent souvent à une curiosité plus ou moins malsaine, une crainte, une mise à l’écart, une haine, une projection de fantasmes.

Mon inspiration navigue entre réel et fiction, entre figures fantastiques ou mythologiques et présences vivantes, parmi lesquelles l’animal – dont l’humain – et le végétal trouvent leur place.

Mes sculptures sont figuratives mais pas réalistes. La seule réalité est l’émotion qu’elles suscitent. Même si ces êtres fréquentent le même espace que le spectateur, les matériaux qui les constituent incitent à une distance, un pas de côté vis-à-vis du réel. Au travers de ces existences différentes, qui ne laissent jamais indifférent, je veux faire progressivement apparaître un fonds commun. Mes œuvres, entre hybridation et altérité, puisent dans ce fonds, fait d’échanges et de mixités.

 

VL : As-tu le souvenir de relations particulières avec certains animaux ? Si oui, ont-elles inspiré ton travail ?

 

FP : J’ai le souvenir intact de la tristesse que m’a provoqué la mort de notre chat Maxime, après quinze ans vécus à nos côtés. Son arrivée au foyer a correspondu avec le décès de Louis, mon grand-père maternel. Aujourd’hui encore, j’aurais bien du mal à affirmer si ma peine était seulement due à la disparition de l’animal, ou au lourd souvenir de toutes ces années écoulées. Toujours est-il que je n’ai jamais voulu créer de nouveau lien affectif avec un animal : une manière d’éviter une peine inévitable ! Il peut m’arriver de réagir de façon similaire avec mes amis, en amour, ou plus largement avec les personnes que je côtoie. Si je m’aperçois que les sentiments ne sont pas ou plus réciproques, je m’efface en prenant de la distance.

 

VL : Exprimes-tu à travers ces sculptures une autre bestialité ? La problématique de la prédation est-elle importante pour toi ?

 

FP : Grâce au miroir de l’animal chimérique, la seule bestialité que je mets en scène est celle de l’homme. À mon sens la posture instable humaine, son comportement et son regard demeurent primitifs, même s’il se pare d’une conscience et d’une intelligence « supérieures ». Déjà avec ses propres congénères, l’homme défend fermement un territoire tant géographique qu’intellectuel ; il impose sa philosophie hégémonique. Instinctivement, cette prédation traverse les espaces, les âges, les cultures. L’homme se représente lui-même de manière hybride par son indétermination dans ou face au règne animal, s’y incluant tantôt et, tantôt, s’en excluant. De ce trouble lui vient son besoin de réponses aux questions métaphysiques, généalogiques, génétiques… La prédation chez l’homme m’interroge dans ce qu’elle a de foncièrement animal, primitif et belliqueux. Pour ma part, c’est l’instinct bestial maternel qui m’a construit.   

 

VL : Dans quelle mesure ton œuvre a-t-elle un caractère autobiographique ?

 

FP : J’ai grandi jusqu’à mes douze ans avec une créature à deux têtes : mes parents. D’un côté, l’amour de ma mère, et, de l’autre, la violence de mon géniteur. En accord avec ma mère et avec ma sœur, deux « guerrières », nous avons tranché la tête qui était incapable d’aimer en l’excluant de nos vies. C’est à ce jour que notre vraie vie a débuté. De cette créature chimérique, j’ai gardé une impulsivité plus ou moins enfouie  et l’expression ouverte d’une profonde tendresse.

 

VL : Connais-tu la série de Tina Merandon intitulée « Les Chiens » ? À travers d’immenses  photographies, cette artiste, plus que de présenter des portraits animaliers, a plutôt voulu saisir la violence en acte. Est-ce le cas pour toi également ?

 

FP : J’ai découvert le travail de Tina Merandon en lisant ton livre L’art contemporain à l’épreuve animale. Je me retrouve entièrement dans cette façon de montrer ces chiens la gueule grande ouverte. Dans cette série captivante l’agressivité est livrée à l’état pur, sans aucune forme d’équivoque possible. Ces images viennent chercher le spectateur par les tripes et le cœur. Il est surprenant que tu évoques « la violence en acte ». Pour l’exposition « BÊLIK IncarnationS », je vais présenter pour la seconde fois une sculpture intitulée Matières critiques datant de 2018. Ce titre pointait la terrible altération « matière humaine ». Il s’agit d’un buste en acier dont la rouille sous-jacente commence à faire surface sous le vernis. Cette œuvre, lourde à plus d’un titre, va être l’objet d’un défoulement dans le huis-clos de mon atelier. En effet, je trouve aujourd’hui qu’elle sonne faux. Je vais la reprendre de manière radicale en la refaçonnant à coups de masse, de meuleuse, et en lui réattribuant de nouvelles oreilles probablement empruntées au canidé, pour moi plus évocatrices et expressives. Et cette « violence en acte » sera filmée pour garder la trace de cette métamorphose. Mon travail est l’acte d’une confrontation, c’est une bataille, un combat physique et cérébral à la fois.

 

VL : Que signifie « Bêlik » ? Pourquoi avoir choisi d’accompagner ce terme d’« IncarnationS » avec un « s » majuscule ? De quelles incarnations s’agit-il ?

 

FP : Le nom « BÊLIK » provient arbitrairement de « Belliqueux ». J’ai re-designé le terme, faisant référence au mot qui l’inspire, mais ménageant aussi, par mon interprétation, une certaine distance pour n’en garder que la partie constructive et positive.  

 

Avec « BÊLIK, IncarnationS », il s’agit bien d’incarnations belliqueuses, actuelles, aux motivations diverses, la vie de « guerriers » et de « guerrières » du quotidien. Avec bienveillance et subjectivité, je m’empare de ces parcours épiques. Les IncarnationS que je mets en scène forment une meute de combattants résilients. Je réécris une sorte de mythologie contemporaine, inspirée de vécus croisés qui me sont plus ou moins proches. Mais je reste conscient que les douleurs et les épreuves ne se comparent pas. Par strates accumulées de matière émotionnelle, je désire avant tout transmettre un peu de l’affect que j’ai pu ressentir. Je perçois l’émotion produite par l’histoire individuelle comme la mieux à même de donner vie et sens à l’œuvre, ce réceptacle des plus honnêtes et des plus utiles.

 

VL : Pourrais-tu dire qu’en créant tu te projettes, voire que tu t’identifies peu à peu à la sculpture qui prend forme ou vie ?

 

FP : Je pense qu’il s’agit plutôt de l’inverse. Je viens d’avoir quarante ans, depuis longtemps je me suis délesté de cette volonté de faire passer des messages par le truchement de mes travaux. Mes œuvres sont l’expression d’une action au sein de mon atelier. Leurs stigmates témoignent des réflexions, des tensions, du lâcher-prise qui se sont joués entre ces  quatre murs. Dès que mes sculptures sortent de l’atelier, la narration qu’elles suscitent ne me concerne plus. Elles sont dès le départ une partie de moi – je ne vois pas comment il pourrait en être autrement –  ne serait-ce qu’en vertu de l’engagement personnel qu’elles exigent. L’incompréhension et la colère que j’ai éprouvées se crient, se pleurent, se transpirent, se transfigurent au travers de ces pièces. Je ne veux pas les contenir en moi, tel un cancer. Quant à l’amour, aujourd’hui avec plus de facilité, mais d’avantage d’engagement, il se murmure, se déclare, et se partage. Chez moi, il naît souvent d’une curiosité assez légère, et du désir de faire sourire l’autre. J’incarne un contraste : les deux têtes dont j’ai parlé ont toujours leur place en moi, comme un ronronnement. Dans l’atelier je suis à vif, presque en rage, mais, au dehors, je suis plutôt un bon vivant. Toutefois, rien n’est jamais vraiment tranché. En ce sens, l’émotion bat au cœur de mon travail, c’est sa matière vive.

 

VL : La chimère semble au cœur de ton œuvre. Que représente pour toi cette figure ? As-tu un panthéon affectif de chimères ?

 

FP : La chimère se prête autant à la narration qu’à des arts comme la sculpture. Cette figure est d’une lecture aisée, son esthétique reste accessible. Un voyage à Florence, cette ville-musée, m’a confirmé sur ce point. Les formes mythologiques font la part belle à l’hybridation, à la symbolique, à la métamorphose, et même à la filiation. Elles ouvrent un imaginaire aussi bien qu’elles produisent des concepts sensibles. Ces formes familières et étranges, crédibles et incroyables, révèlent, incarnent autant nos certitudes que nos inquiétudes, nos questionnements. Rien n’est exclu et je me retrouve parfaitement dans cette force et cette richesse figurale.

 

VL : Fleur de peaux, grande structure métallique formant un crâne aux mâchoires impressionnantes, tient autant du gorille que du loup. Sa peau sera constituée par l’accumulation de pièces de tissu. Cette double hybridation, figurale et matérielle, te permet de faire se rencontrer deux animaux dont la force symbolique est importante. Que peux-tu dire de ce travail ?

 

FP : En sus du loup et du gorille que tu as cités, nous pouvons rajouter le reptile et l’homme. Cette mâchoire hybride en acier d’animal décharné, aux dents acérées, arbore une peau de lambeaux en tissu noué, tissé, à travers laquelle la lumière circule. Les quatre couleurs (bleu foncé, rouge, rose foncé et blanc) renvoient aux couleurs de la chair à vif ; elles évoquent pour moi les peintures de Francis Bacon ou la robe de viande de Jana Sterbak.

Après l’avoir combattu et tué, Hercule porte sur sa tête la peau du Lion de Némée. Dans mon travail, ce crâne chimérique est aussi porté comme un trophée. En revanche, il est encastré si profondément dans le crâne humain, fusionnant avec lui, qu’il masque ironiquement les orbites de ce dernier. C’est pour moi aussi une forme d’humour : le crâne humain sert de piédestal à celui de la chimère animale, allant jusqu’à presque disparaitre. Le prédateur « intelligent » n’est plus en mesure de voir ce qui lui tombe sur la tête… Quel animal devient alors le trophée de quel(s) autre(s)? Le loup fait référence au comportement en société, à la meute ; le singe, dont l’homme est issu, questionne la véracité des pensées et des croyances humaines ; le reptile, enfin, illustre un âge ancestral, enfoui, et dont la trace tend à s’éteindre. 

 

VL : La Louve du Capitole inspire une pièce sur laquelle tu travailles actuellement. La question du symbole ou du symbolique est-elle au centre de ton œuvre ? Que représente précisément le mythe de Romulus et Rémus pour toi ? La figure maternelle fait-elle son entrée dans ton univers créatif ?

 

FP : En effet, je finalise à l’heure actuelle la sculpture d’une louve de grande taille, dont les mamelles sont à hauteur d’homme. Je n’ai jamais fait de la portée symbolique une priorité dans mon travail. Mais force est de constater que les références apparaissent souvent frontalement, sans équivoque. Cette sculpture reprend bel et bien la posture de la Louve du Capitole qui nourrit Romulus et Rémus. Il est possible que le spectateur puisse ressentir comme le désir d’être adopté à son tour par ce colosse animal féminin. L’esthétique rendue par les pièces de métal soudées, ou assemblées entre elles par des boulons, tels des plans de joints, offre l’aspect d’un moule fermé en acier. La mise en abyme s’accompagne d’un paradoxe : la puissance de l’instinct maternel de la Louve du Capitole est telle qu’elle n’a pas eu à porter Romulus et Rémus pour ressentir le besoin de les nourrir. Pour la première fois dans mes œuvres, à travers cette figure de « Guerrière », je mets à l’honneur la rencontre de l’instinct protecteur avec l’amour maternel, et par la même occasion, j’interroge le rapport entre la gestation et la filiation.

 

VL : Tu admires particulièrement l’œuvre de Germaine Richier. Saurais-tu dire en quoi elle te touche et la façon dont elle peut t’inspirer ou dialoguer avec ton travail ? Je songe notamment à L’Araignée (1946) mais aussi au Cheval à six têtes (1954-56), pièces issues d’univers que tu me sembles aussi fréquenter. Que penses-tu de la façon dont elle représente certains animaux ?  As-tu découvert Germaine Richier à travers La Mante (1949), sculpture faisant partie de la collection du Musée d’art moderne de Saint-Étienne ?

 

FP : L’œuvre de Germaine Richier est stupéfiante de richesse et de simplicité tout à la fois. J’ai, en effet, découvert la version petit format de la Mante au Musée d’art moderne de Saint-Étienne. Mais la « grande » Mante, de taille humaine, que j’ai vue récemment à Paris, m’a davantage intimidé. La douceur de la posture atténue avec poésie la dureté apparente du métal. L’hybridation et la féminité traversent de manière subtile tout l’œuvre de cette artiste. La puissance de cet univers provient surtout des matériaux utilisés. Au fur et à mesure que j’ai parcouru l’exposition qui lui était consacrée au Centre Pompidou en 2023, j’ai eu peu à peu l’impression de me transformer en congénère compatissant de certains de ces êtres fascinants. En côtoyant ces créatures polycéphales, ces corps étirés, parfois comme en mouvement, j’ai ressenti une forme de crispation. À plusieurs reprises, je restais en apnée : j’adoptais en quelque sorte le gainage musculaire de certaines de ces bêtes silencieuses. Très inspirante, cette rétrospective m’a donné envie de retourner au plus vite à mon travail. Germaine Richier est morte en 1959. Ma mère est née en 1956 : cette brève contemporanéité me touche.

 

VL : L’humain est loin d’être absent de ta création. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle figuration : des hommes musculeux semblant exprimer une puissance inaltérable. Qui sont-ils ? Que représente pour toi cette expression de la virilité ? Cette figure est-elle associée à un souvenir, un désir, une crainte, une fascination… ?

 

FP : La forme du corps masculin est d’abord le mien, celui que j’incarne, celui que j’éprouve au quotidien, celui que je connais le plus. C’est aussi celui que j’ai le plus observé : j’ai longtemps pratiqué le football et notamment les vestiaires collectifs, de mon enfance jusqu’à l’âge adulte. On y voit les corps se métamorphoser. Le corps d’un sportif devient une machine musculaire, optimisée, une sculpture de chair. Mais ces corps se ressemblent autant qu’ils se distinguent. L’écart entre le désir d’homogénéisation et les particularités physiques me fascine. Cela se retrouve dans mes sculptures ; c’est une sorte de révision formelle, d’étude en volume. Cette virilité m’est tantôt familière, tantôt étrangère : je l’explore.

 

La figure paternelle est également envisagée ; elle est étroitement liée à l’absence de référent masculin chez moi. J’ai assez tôt grandi et vécu sans mon père. Et, dans ce parcours de filiation verticale, tronquée, il y a une part inconnue que j’aime imaginer, construite de toutes pièces et librement intégrée à mes sculptures.

 

VL : À l’occasion d’une invitation de TEDx Saint-Étienne, tu fais allusion à la relation conflictuelle que tu as eue, ainsi que ta mère et ta sœur, avec un père violent. Il serait facile d’imaginer que l’une des origines de ta pratique soit le désir d’affronter, voire de prendre à bras-le-corps une puissance masculine qui a abusé de ce pouvoir. Mais, que ce soit le cas ou non, dirais-tu que l’ombre de ton père plane sur ton œuvre ? Et si oui, de quelle façon aujourd’hui ?

 

FP : J’ai longtemps nié cet aspect de ma vie, mais mon histoire ne peut pas être étrangère à mon travail. On n’efface pas ce qui nous a traversé et construit. La véhémence et l’impulsivité avec laquelle j’entreprends certaines sculptures proviennent indiscutablement de l’enfance. Je l’ai cependant transformée en une force apprivoisée et créative. Sans aucune garantie au départ, mon intuition l’a métamorphosée en engagement. J’ai besoin d’être en action dans mon atelier, aussi bien qu’à l’écoute en dehors. Par ailleurs, il aurait été malsain voire morbide  d’éternellement tourner autour de souffrances personnelles passées sans s’y confronter. Avec le soutien indéfectible d’une maman exemplaire, Annick, ma sœur Fanélie et moi-même avons pris « les choses » à bras-le-corps. Et, à ce jour, je suis pleinement conscient que ma pratique artistique incarne une victoire ; elle est précieuse, intègre, incorruptible.

 

VL : Dépourvus de cheveux, les crânes de « mâles en gloire » que tu conçois offrent également l’image d’une tête de mort. Cherches-tu à travers elle à exprimer une forme de vanité ?

 

FP : Oui, tout à fait. Aussi puissant qu’il puisse se croire, aucun être vivant n’est éternel. La mort ne se méprise pas sans mensonge. Qu’en sera-t-il des traces laissées ? Quel vestige restera-t-il de cette créature aux mille facettes ? Animales, humaines, végétales…

 

VL : Du reste, ta dernière commande était celle d’une tête de mort géante conçue pour le spectacle Kaldûn de la Compagnie Nomade in France. Elle repose sur une structure en bois et fait son entrée sur scène portée par l’ensemble des comédiens. Comment est né ce projet ? Comment dialogue-t-il avec le reste de ton travail ? Par ailleurs, es-tu d’accord pour affirmer que ton œuvre a un caractère théâtral ?

 

FP : Abdelwaheb Sefsaf, auteur du spectacle, et son épouse Souad Sefsaf, scénographe, sont venus visiter à deux reprises mon atelier. Il s’agissait pour eux d’appréhender mon travail et de découvrir ma démarche personnelle. Après de longs et chaleureux échanges portant sur nos parcours respectifs, ils m’ont confié avoir pour projet de mettre en scène l’épopée de trois peuples révoltés contre la colonisation de la Nouvelle-Calédonie par la France. Outre le fait d’avoir pris connaissance à cette occasion de l’atrocité de certains faits historiques, l’histoire de filiation qu’ils voulaient mettre en lumière m’a spontanément convaincu d’accepter cette collaboration naturelle avec la Compagnie. Qui plus est, la liberté qui m’était accordée garantissait le respect de ma démarche artistique : tant sur la forme que sur le fond de la sculpture finale. Le caractère monumental omniprésent dans mon travail explore déjà cette question de la théâtralité. Je m’y retrouve aussi bien dans la mise en scène, ou la narration, que dans mon travail plastique. Abdelwaheb et moi avons comme point commun cette appétence pour la transversalité des arts et un esprit fédérateur.

 

VL : De quels types sont les retours du public sur ton travail ? As-tu été surpris, interpelé, énervé… par certains d’entre eux ?

 

FP : Les retours directs ou indirects sont vraiment très contrastés. Ils varient selon les sculptures, les expositions, les périodes. On a pu pointer un manque de style ; ce n’est pas important pour moi. On me demande si certains travaux ne sont pas des autoportraits. Par exemple, ce fut le cas pour Naissance réalisé en 2015 : le corps de l’homme nu que je donne à voir est volontairement irréaliste par l’aspect même de son anatomie, tant par la forme enchevêtrée des muscles que son pénis qui, situé à hauteur du regard du spectateur, semble disproportionné. Je peux comprendre cette impression, mais ce qui est certain c’est que lorsque je crée je n’entends réaliser aucun portrait de moi. Certes, à l’aide d’un miroir ou par le biais du moulage,  j’utilise parfois mon propre corps comme référent plastique, puisque c’est le premier qui est à ma disposition. Mais c’est purement pragmatique. Je m’éloigne rapidement de cette accroche physique. On me demande également si je me sens torturé, complexé. Je réponds sans détour que d’après moi je ne le suis pas. Celui qui se questionne n’est pas pour autant en souffrance. Ces interrogations nous tiennent éveillés, au monde, nous rendent attentifs aux autres. On me demande constamment si je vis de mon métier. À cela je rétorque que j’ai besoin de sculpter, d’écouter les autres, de me confier, d’aimer à plein temps, donc qu’en tout état de cause je vis bien de mon métier. Enfin, on me suggère parfois de produire des sculptures plus petites car certainement plus abordables financièrement pour les clients. Mais je réponds systématiquement que la vente n’est pas le motif premier de ma création.

 

J’aimerais faire entendre à quel point mon travail est optimiste, gorgé de vie, relationnel, positif. Le plus beau retour provient en général de personnes qui, avec un regard franc, me disent juste « merci », sans plus de commentaires. Ils me font savoir qu’il s’est passé quelque chose. Les sourires sont les meilleurs médiateurs.

 

VL : Vers quel(s) horizon(s) voudrais-tu orienter ta création ?

 

FP : Prendre de l’âge me déstabilise, mais pas forcément de manière désagréable. Je vis chaque moment pleinement. Malgré les limites de la condition humaine, dont cette incapacité à figer le temps, j’aime être bouleversé, émerveillé par le fil conducteur que sont ces individus et ces vies uniques. En général, cela passe par de nouvelles rencontres. Je voudrais orienter ma création vers plus de sérénité, plus de simplicité, ou plus de sobriété, et davantage de spontanéité. Même si de nouveau les mediums sonores et vidéos m’attirent, je pense que la sculpture aura toujours une place essentielle dans mon œuvre et dans ma vie… presque autant que l’humain.

 

[1] Germaine Richier,  L’Araignée I, bronze patiné foncé, 30 × 46 × 23 cm, Montpellier, musée Fabre, 1946.

[2] Germaine Richier, Le Cheval à six têtes, grand, bronze naturel nettoyé, 103 × 100 × 44 cm, Paris Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, 1954-1956.

 

[ Photos / Cyrille Cauvet, Niko Rodamel, Florence Bruyas / Florian Poulin, archives personnelles ]

 

 

Entretien de Vincent LECOMTE avec Florian POULIN,

Dans le catalogue d'exposition monographique de Florian Poulin "BÊLIK IncarnationS" (2023)