Florian Poulin, exposition "Casser la Figure" - 2021
"APPRIVOISER LA COLÈRE
Rares sont les artistes qui, dès l’origine de leur œuvre, ont osé s’affronter à la problématique risquée du gigantisme. C’est pourtant ce qu’essaie, en 2012, Florian Poulin lorsqu’il décide d’entreprendre sa première sculpture : un puissant nu masculin de plus de trois mètres de hauteur, représenté debout, fermement campé sur ses jambes, une œuvre dont la conception exigera un engagement total durant les trois années que nécessitera sa réalisation. Trois ans, c’est le temps qu’il lui faudra pour qu’à partir du modèle en plâtre, patiemment élaboré, puisse être exécuté le moule nécessaire au transfert de la figure dans sa matière définitive, une résine époxy d’un gris mat, presqu’uniforme. Renonçant progressivement au socle qui viendrait l’inscrire et l’isoler dans un volume virtuel, plantée droit dans l’espace réel, sa stature s’impose au regard avec une autorité à laquelle rien ne semble devoir faire obstacle. Bien que monumentale, sa place n’est pas à l’extérieur mais au sein d’un espace fermé, de dimensions limitées, où elle pourra dominer de toute sa hauteur celui venant à la considérer. Différent des statues d’extérieur, susceptibles d’être mises en perspective et dont la taille se trouve relativisée par la monumentalité des bâtiments ou des sites qui leur font écrin, le géant de Florian Poulin, du fait de la proximité qu’il impose, ne peut s’appréhender en un regard. Nulle part l’œil ne pourra le maitriser tout entier, le posséder. Sa nudité même, l’exhibition d’une musculature surpuissante, du membre viril que le gigantisme de la figure porte au niveau du regard du spectateur, renvoient l’image imposante d’un corps dominant plutôt qu’offert à la contemplation. Ce corps uniformément glabre, l’irréalisme de la couleur, la rigidité de la pose, interdisent toute forme d’empathie. L’altitude du regard dirigé droit devant lui, perdu dans le vide, n’interfèrera jamais avec celui du spectateur annihilant toute possibilité d’échange. L’ambigüité d’une telle représentation crée le malaise, oscillant entre la froideur descriptive d’une figure anatomique et la force contenue, la pulsation presque redoutable d’un corps vaguement teinté d’érotisme.
Aujourd’hui, Florian Poulin ne fait pas mystère des souffrances endurées, quand il était enfant, auprès d’un père violent. Son colosse, qu’il intitulera Naissance, serait comme l’image sublimée d’un père redouté et la Naissance dont il est question, une seconde naissance une fois dépassés, après trois années d’une gestation difficile, les blocages et le refoulé accumulés durant l’enfance. Cette manière de renaitre au monde c’est la capacité qu’enfin il se reconnait - cet obstacle vaincu - de pouvoir orienter sa vie autrement et de porter, tourné vers les autres, un vrai projet créatif.
Les œuvres qui suivront participent encore de cette volonté de liquider un passé trop prégnant en déclinant une succession de têtes que l’on imagine héritées - vu leurs dimensions souvent monumentales - de la statue fondatrice. Avec la réalisation de ces têtes il entreprend de s’attaquer par différents biais à cette boîte où siège la pensée, soit pour en contrôler les manifestations, soit pour tenter d’en pénétrer les mystères. On pense à Giacometti, interrompu dans ses subtiles spéculations surréalistes, par la prise de conscience soudaine de ne pas savoir ce qu’est, en réalité, une simple tête et de l’énigme qu’elle lui oppose. Comme s’il voulait en faire taire les imprécations, éloigner les menaces d’une pensée obtuse gisant dans ce crâne, Florian Poulin va, en premier lieu, faire un bloc de béton de cette tête. Pour mieux la contraindre et en juguler les émissions redoutées, il entreprend de la museler emprisonnant la face à l’intérieur d’une trame rigide de métal ; des barres de coffrage, soudées ensembles, enfoncées profondément dans la matière inerte du béton rempliront cet office, une large marque blanche, tracée de part en part à la surface du crâne, mettant l’ensemble un peu plus en tension.
Les œuvres de Florian Poulin ne sont, cependant, jamais univoques. Le titre en forme de « mot-valise » qu’il attribue à cette pièce (Animausité) est le signe qu’ici rien n’est définitivement figé et qu’une évolution demeure toujours possible. Ainsi la muselière qui enserrait la face, la contraignant au silence, deviendrait cette trame aérée esquissant un museau, tandis que les oreilles imperceptiblement étirées en pointe copieraient celles du loup. Ensemble elles annonceraient ce basculement progressif vers un autre genre, une forme d’animalité et de sauvagerie, prélude aux œuvres à venir.
Une autre tête, au regard hypnotique, vient une fois encore témoigner des pouvoirs inhérents à la statue Naissance, nous confrontant enfin à ce visage impassible, inatteignable dans sa version complète et monumentale. Il ressort, de la contemplation de ce buste, une force de sidération comparable à celle jadis reconnue à la figure de Méduse. Au grouillement fascinant des serpents couronnant la tête de Méduse se substituerait ici le fourmillement d’une armée de clous, de boulons et de vis que l’on croirait vivants. Sinuant en surface, des épaules à la boîte crânienne, tissant un étroit réseau de pièces métalliques, ils sont le produit d’un patient travail de soudure propre à solidariser ces particules. Un soigneux travail de polissage aura lissé cet épiderme, fondant un peu plus ensemble la multitude de morceaux agrégés. Pour autant, la précieuse enveloppe dont est formé ce buste (intitulé Matière critique) ne va pas se fondre de manière entièrement homogène ; elle forme un étroit réseau laissant pénétrer chichement la lumière, s’insinuer l’air ambiant. Ainsi le regardeur est-il porté à s’interroger sur la possibilité, derrière tout ce lustre, d’une vie interne peut-être plus riche et authentique ; car tout, sous cet épiderme impeccablement froid et net, est demeuré brut, dépendant de sa forme initiale, nulle part embelli, toujours sauvage.
Les questions touchant à la filiation et à la transmission affleurent de manière récurrente dans l’œuvre de Florian Poulin. Sans doute est-ce parce qu’elles ne se sont pas accomplies comme elles auraient dû au sein de sa famille qu’il s’est projeté, avec autant de passion, dans la réalisation d’un film documentaire sur la « Team Carbone », une famille de boxeurs franco-italiens, champions de boxe française. La découverte d’un père (Donato) attaché à transmettre à ses fils sa passion et sa science du combat, l’image de frères égaux par le talent, proches dans la vie mais portés à s’opposer sur le ring - l’un pour la France l’autre l’Italie - lui semble symbolique d’une harmonie, d’une forme de complétude qui lui ont été refusées. L’image qu’il se crée du père est, comme il le dit, celle d’un « liant » et la vision du combat mettant en présence Richard et Romain Carbone à l’opposé de celui, fratricide, que l’on pourrait imaginer. Bien plus l’envisage-t-il comme un combat fraternel où l’éducation qu’ils ont reçue, les notions de respect, d’admiration réciproque, la culture du corps et d’une forme d’esthétique inculqués par le père, vont être mises à l’épreuve et trouver, dans l’arène, leur accomplissement.
La sculpture qu’il réalisera du boxeur couché, s’il s’agit en effet d’un K.O., n’est pas cependant une image violente. Les frères Carbone ont évoqué l’état soudain d’absence à soi-même que provoque le K.O. La tache rouge du gant, seul élément chromatique, projetée à l’écart, nous détourne d’un corps qui, si l’on y revient, nous apparait plus alangui que souffrant, comme assoupi, « tranquille » à l’image de ce « dormeur du val », le jeune soldat de Rimbaud, doucement installé dans la mort.
L’art de Florian Poulin est un art douloureux travaillé par la recherche d’une forme d’harmonie, de cette dimension fusionnelle dont il a été longtemps frustré. La mise au point des figures polycéphales ou siamoises qui l’occupent encore aujourd’hui, témoigne de cette attitude résiliente nourrie du besoin de recréer autour de lui du lien. Ces figures trouvent leur origine dans un petit dessin, La part du loup, où apparait pour la première fois l’image de la bête polycéphale. Cet animal que d’aucuns percevrait comme monstrueux éveille, au contraire, chez lui des sentiments de profonde empathie. À la fois chien, loup, chacal ou hyène, tous animaux évoluant en meute, ils vont faire corps dans sa sculpture pour ne plus former qu’un seul être. Un être, en effet, complexe dont les multiples têtes, dirigées en tous sens, paraissent tiraillées entre appel au secours, régurgitations agressives ou bien cri de souffrance … Ensemble ils forment un être puissant et malheureux, un et multiple à la fois, partagé entre la nécessité de rester solidaire et l’envie de s’extirper de ce corps monstrueux pour devenir soi-même. Les cris multipliés semblant émaner des têtes hérissant la petite sculpture de boulons amalgamés feraient écho à bien des œuvres du passé : du Désespoir de la chimère de Séon, prisonnière de son corps hybride, hurlant son mal-être, à la douleur du cheval transpercé de Guernica, monstre de souffrance, dont la langue acérée ressurgit ici, pointue comme un dard, du fond de chacune de ces gueules béantes …
L’assemblage serré et régulier d’éléments innombrables, cette agglomération du minuscule présents dans cette œuvre, n’ignorent pas ce qui, depuis Picasso et Julio Gonzalez, reste l’un des acquis majeurs de la sculpture par soudure : la prise en compte du vide comme un élément actif de la sculpture. La résille parfaite que tisse en soudant Florian Poulin, fait écho au pouvoir que jadis conférait la mode à ce précieux accessoire vestimentaire : celui d’éloigner et d’attirer à la fois, faire obstacle au regard et inciter à la transgression. A travers les mailles que tisse cet étroit réseau métallique s’opèrent de subtils échanges soudain exacerbés par le surgissement des gueules tendues des canidés. L’éclat des dents, comme affutées, tranche par rapport à la patine douce et brune unifiant le reste du corps. Il capte le regard comme pour l’avaler, l’engloutir vers les profondeurs d’un dedans que l’on devinait à peine, et puis le repousser au dehors, expulsé par la force d’un cri douloureux.
On sait que le cri, qu’il restitue la violence d’une émotion ou l’intensité d’une souffrance physique, intervient quand plus aucune forme de langage n’est possible, pour exprimer l’indicible, ce qui en excède toutes les possibilités. Après Munch, Bacon est celui qui a le mieux traduit cet état en peinture. Dans son œuvre la plus récente, La part de l’homme, Florian Poulin a voulu rendre compte de cette libération que procure le cri pendant le court moment où, comme Deleuze l’a écrit à propos de Bacon, « le corps tout entier s’échappe par la bouche » (1). Mais à la différence de ce qui se passe chez un Bacon ou un Giacometti, elle reflète une forme d’ambivalence, entre aspiration et expulsion. Si elles sont bien le lieu par où s’extériorise le cri, les gueules profondément échancrées, hérissées de dents des canidés, semblent autant faites pour retenir, engloutir ce qui survient autour d’elles. Une image duelle qui va nuancer celle, entièrement négative, que l’imaginaire collectif a imposée du loup en occident. Cette dualité Florian Poulin l’a éprouvée et recréée, partant de sa propre histoire, en associant dans sa sculpture la mémoire de longues années d’échanges refoulés et le besoin de s’ouvrir à un vrai partage avec autrui.
Comme dans La part du loup, le monstre issu de son imagination, convoque irrésistiblement l’image de Cerbère, le chien polycéphale de la mythologie, dressé pour empêcher les morts de s’échapper de l’antre d’Hadès et retenir les vivants de revenir vers eux. Une manière symbolique pour Florian Poulin de rompre à jamais les liens compliqués noués avec un père maintenant disparu. La difficulté d’une telle quête transparait dans la manière dont s’opère la greffe sensée donner corps à un animal unique. Pour la réalisation de La part de l’homme, chacun des canidés a fait l’objet d’un traitement particulier, individualisé, rendant problématique la réunion de parties voulues délibérément hétérogènes. Si, pour l’un d’eux, le traitement reprend la manière éprouvée de la soudure en résille, le second se résumerait à quelques oripeaux informes imprégnés d’un pigment noir, suspendus à des tiges d’acier, tandis que le troisième, soudé par plaques, redresse maladroitement un corps bridé par une armure ou une carapace. Seul trait commun entre les trois figures : leurs gueules puissantes, hérissées de crocs, projetées en avant, happant désespérément le vide. Donner une unité à ces figures composites, réunir ces corps s’éclatant en tous sens, marier des esthétiques allant du film « gore » à la mythologie grecque ou romaine relevait du défi. Approcher cet état où viendraient symboliquement se résoudre des antinomies aussi radicales que celles opposant la force nécessaire à l’unité du groupe - la meute - et les aspirations à la singularité, fondement de tout individu. Un dessin, contemporain de cette sculpture tripartite, illustre bien ces incertitudes : une sorte de sarabande où les loups, pris dans une spirale infernale, se poursuivent, s’enlacent, sans que l’on puisse en cerner la finalité : s’unir dans la danse ou s’entredévorer ? …
Pour cette exposition, Florian Poulin a imaginé de réaliser, à partir de photos agrandies de son visage et de celui de sa sœur, un « photo découpage », pour lequel, après avoir mis en pièces chaque image, il va les réunir, mêlant ensemble ces éléments épars, faisant de ces deux corps un seul, symbole des liens fusionnels que depuis longtemps ils entretiennent. Seront alors réunis, formant un tout, ces corps que le cours de leur histoire avait maltraités, image définitive de leur résistance commune et de leur commune résilience … une fois apaisée la colère."
Jacques Beauffet,
Dans le catalogue d'exposition monographique de Florian Poulin "Casser la Figure" (2021)